La raison du faible nombre de cas chez les militaires
Le problème, c’est que vue les causes de tétanie évoquées, il aurait dû y avoir plus de cas que ce qu’il y a eu durant les campagnes militaires du 19ème siècle. En effet, même si les militaires étaient les plus touchés par le problème, le tétanos était finalement très peu fréquent durant celles-ci. Tel qu’on nous en peint le portrait actuellement, on pourrait croire que ça faisait des ravages. Mais en réalité, la plupart du temps, il n’y avait que 2 cas pour 1000 blessés (0,2 %). C’est dérisoire.
C’est ce qu’on peut lire dans « From Sumer to Rome: The Military Capabilities of Ancient Armies », Par Richard A. Gabriel,Karen S. Metz, ABC-CLIO, 1 janv. 1991 – 182 pages, page 97 (voir ici) :
« Taux de tétanos pour les blessures de guerre durant le 19ème siècle
Guerre d’Espagne (guerre napoléonienne) : 12,5/1000
Guerre de Crimée : 2/1000
Guerre civil (américaine) : 2/1000
Guerre de 1870 (franco-prussienne) : 3,5/1000«
Et dans « Health: The Casualty of Modern Times », Par Jesse Sleeman, Dragon Lair Publishing, 2010 – 362 pages, page 59, (voir ici):
« Et cependant, sur le sol africain aride durant la guerre des Boers à l’aube du nouveau siècle, il n’y a eu que 0,28 cas pour 1000 blessés.«
Donc, on peut se demander pourquoi c’était si peu fréquent. Je pense que c’est à cause des raisons suivantes.
Déjà, on recrutait quand même des hommes jeunes, en bonne santé, et assez solides dans les armées. Ca n’était pas des gens en situation de carence avancée. Le terrain de base étant plutôt bon, ça limitait la probabilité de développer des tétanies.
Par ailleurs, généralement, les batailles se faisaient à la fin du printemps, en été ou au début de l’automne. Donc, une période où les gens sont le moins en situation de carences diverses.
Et puis, il faut voir que les soldats mangeaient beaucoup. Donc, ils ne devaient pas être spécialement carencés en sels minéraux, au contraire. Et une fois à l’hôpital, la plupart étaient en état de manger. Donc, là-aussi, ça pouvait éviter une carence importante. Parce que là, on parle bien de carences très sévères. La plupart du temps où il y en avait, ça devait être limité, et du coup, la personne n’avait que quelques crampes et tremblements légers. Rien qui pouvait entrainer un diagnostic de tétanos.
Autre chose : il fallait quand même qu’il y ait perte de sang importante. Relativement peu de ceux qui étaient comptabilisés comme blessés devaient être dans ce cas. En effet, ceux qui l’étaient mourraient généralement rapidement et étaient alors comptés parmi les morts (et le décès arrivait trop rapidement pour qu’ils aient pu être en situation de carence à un moment ou à un autre). C’était spécialement vrai lors des batailles napoléoniennes, où les soldats blessés pouvaient rester sur le champ de bataille pendant des heures à attendre l’arrivée des soins. Et, au 19ème siècle en général, à cause du manque de moyen, même si un soldat blessé était amené assez vite à l’infirmerie, il pouvait là-encore attendre des heures avant d’être soigné. Donc, s’il avait perdu beaucoup de sang, il y avait un risque important qu’il meurt avant d’être soigné. Ce qui veut dire à l’inverse que les soldats qui arrivaient à survivre plusieurs heures après leur blessure et continuaient à vivre par la suite (après l’opération) n’étaient pas si durement touchés que ça. Au final, peut-être que seulement 20 % des blessés subissaient une perte de sang vraiment importante et survivaient au delà d’une ou deux journées.
L’alcoolisme favorisait très probablement la survenue du problème. Mais, on avait affaire essentiellement à des hommes très jeunes, qui n’avaient pas eu le temps de développer une addiction importante à l’alcool. Donc, beaucoup devaient boire, mais pas de façon déraisonnable.
Et puis, lors d’une campagne militaire, le soldat pouvait être pendant des mois dans une situation où il ne pouvait pas trop se souler à répétition. Les deux mois précédent la mise en marche, il devait être soumis à un entrainement intense. Et ensuite, la campagne pouvait durer un ou deux mois avant qu’il n’y ait la première bataille. Donc, pendant tout ce temps, le soldat restait dans ses campements et subissait un demi-sevrage. Beaucoup devaient continuer à boire, mais moins qu’avant. Ca limitait fortement les carences liées à l’alcool.
C’est vrai que les autorités militaires devaient laisser les soldats boire juste avant la bataille pour qu’ils aient du courage. Mais elles devaient contrôler la chose pour ne pas que les soldats soient ivres morts. Et puis, ça n’était le cas que pendant une ou deux journées. Donc, ça n’avait pas d’incidence sur le problème des carences en sels minéraux.
Par ailleurs, comme on le verra plus en détails un peu plus loin, on mettait tout ce qui n’était pas cas extrêmes de tétanie, et de trismus + crampes généralisées, dans les catégories spasmes et convulsions. Ainsi, dans le livre « Traité théorique et pratique des blessures par armes de guerre, Volume 1« , Guillaume Dupuytren, édition J.-B. Baillière, Paris, 1834, page 92 et 93 (voir ici), on parle des convulsions et des spasmes.
« Les blessures par ponction sont très souvent compliquées d’accidents nerveux. Ces accidents sont de nature variée ; tels que spasmes, convulsions, douleur, tétanos.«
« Les spasmes ne sont pas, comme on pourrait le croire, un accident qui dépend toujours de la faiblesse physique ou morale.
… Ils consistent dans des mouvements brusques, involontaires, mais passagers, moins douloureux et moins graves en eux-mêmes, qu’à cause des tiraillements, des déplacements qu’ils déterminent dans les plaies, les fractures, dans les appareils qui les entourent, et par les accidents qui peuvent en résulter. Ils n’ont jamais plus d’inconvénient que lorsqu’ils surviennent dans le cas de plaies, dont on voudrait obtenir la réunion par première intention, car ils ne manquent pas d’en écarter les bords. Ils ne sont jamais plus dangereux que dans le cas de fractures, et surtout de fractures communicatives, car ils en déplacent les fragments, et les enfoncent dans les chairs. Ils méritent alors d’autant plus d’importance, qu’ils précèdent communément le tétanos, et que, pour prévenir cet accident terrible, il faut faire cesser les spasmes. Les sangsues, les saignées, et surtout les antispasmodiques à l’intérieur, sont, avec une exacte contention des membres blessés, le meilleur moyen de faire cesser les symptômes nerveux.«
« Les convulsions, analogues, par leur nature, aux spasmes, mais beaucoup plus graves, consistent en des contractions involontaires, douloureuse, plus ou moins durables, d’une partie ou de la totalité du système musculaire soumis à l’empire de la volonté, et par lesquelles les membres sont déviés, étendus, fléchis ou contournés avec une force qui est de beaucoup supérieure à la forces ordinaire… »
Donc, les cas avec symptômes partiels de tétanos étaient fréquents et on devait avoir tendance à les mettre dans les catégories spasmes et convulsions. Il fallait vraiment qu’il y ait tous les symptômes de ce dernier pour qu’on en fasse le diagnostic (c’est-à-dire crampes généralisées ou des crampes + trismus). Comme ça arrivait très rarement, le nombre de cas de tétanos était très faible.
(suite…)