Les vraies raisons de l’amélioration de l’espérance de vie : le fin mot de l’affaire (partie 3/3)

 

Les autorités laïques proposaient également des soins

 

Non seulement les autorités religieuses proposaient des soins, mais les autorités laïques également. Vers la fin du moyen-âge, certaines villes ont commencé à ouvrir des hôpitaux municipaux. Donc, les gens ont eu accès à la médecine aussi par ce biais-là.

 

Et puis, l’ouvrage « Le service public de la chirurgie : administration des premiers secours et pratiques professionnelles à Paris au XVIIIe siècle« , écrit par Christelle Rabier en 2010, nous apprend un autre élément intéressant. A partir du 17ème siècle, les chirurgiens ont commencé à avoir l’obligation d’intervenir quand la police les réquisitionnait pour soigner un accidenté.

« La réglementation professionnelle construit à partir du XVIIe siècle le devoir de porter secours et la permanence des soins.« 

« À la fin du siècle (note d’Aixur, le 18ème), l’injonction de secourir les blessés s’étend aux noyés. En 1783, un arrêt du Parlement de Paris enjoint aux chirurgiens de « porter des secours à tous particuliers aussitôt qu’il en sera requis et notamment aux Noyés« .

Or, ces chirurgiens utilisaient la saignée pour un peu tout et n’importe quoi. Une noyade ? Le médecin faisait une saignée. Une jambe cassée ? Là encore, une saignée. Bref, pratiquement tout type d’accident était sujet à une saignée.

Forcément, ça participait au massacre par la médecine. Tant qu’on pense que les accidentés étaient laissés à eux-mêmes, on se dit que là, la cause de la mort était naturelle. Mais si les chirurgiens intervenaient et pratiquaient la saignée, là, ça change bien des choses. D’un seul coup, une bonne partie des morts par accident doit être mise sur le compte de la médecine.

D’autant plus que, concernant les blessures, même dans le cas où le médecin ne pouvait pas intervenir rapidement (par exemple en cas de neige ou autre problème limitant les déplacements) et où la personne arrivait à récupérer, elle était loin d’être sortie d’affaire. Parce que le médecin arrivait au bout du compte avec sa saignée. Donc, le risque de mourir restait important.

Bien sûr, il faut comptabiliser les personnes sauvées par les chirurgiens (ça devait arriver). Mais le nombre des tués devait largement outrepasser celui des sauvés.

En tout cas, on comprend alors pourquoi autant d’accidentés mourraient. Ça n’était pas forcément à cause de la blessure elle-même, mais à cause de l’intervention du médecin.

Bien sûr, là, ça concerne des chirurgiens probablement laïcs. Mais on peut penser que les religieux assuraient ce rôle de secours aux accidentés avant le 17ème siècle. Donc, le problème était probablement identique avant cette époque. Peut-être que les interventions étaient moins systématiques qu’au 18ème siècle, mais elles devaient être nombreuses tout de même.

 

–  La saignée était réalisée aussi par des barbiers

 

On a vu que la majorité de la population avait facilement accès à la saignée via l’église. Mais les chirurgiens-barbiers la pratiquaient également. Et des chirurgiens-barbiers, il y en avait aussi un peu partout. Du coup, via ce biais-là aussi, énormément de monde avait accès à la saignée, même une partie de la classe pauvre.

En effet, vu que dans le cas des barbiers, ça n’était pas gratuit, le coût aurait pu être un frein à son usage. Mais comme ça ne coutait rien à faire (hormis la main d’œuvre) et qu’il n’y avait pas besoin d’une formation très poussée pour la réaliser, son prix devait être relativement bon marché.

On peut d’ailleurs penser que si la pratique de la saignée a continué à être autorisée aux barbiers, c’est en partie parce que ça devait permettre aux classes pauvres d’y avoir accès. Ça devait avoir un rôle social (pas seulement ça, mais ça aussi).

Et puis, ça avait un intérêt pour les chirurgiens. Ceux-ci laissaient les barbiers pratiquer la saignée sur les « prolétaires » de l’époque à des prix accessibles, et se réservaient les actes plus coûteux et les saignées sur les personnes riches (facturées plus cher évidemment). Donc, les barbiers n’étaient pas vus comme des concurrents mais comme des auxiliaires ; même si à certains moments, il y a eu des affrontements entre les deux disciplines parce que certains barbiers empiétaient sur le territoire des chirurgiens en pratiquant des actes plus élaborés que la saignée et autres opérations simples.

Bref, via les barbiers, la population avait accès là-aussi relativement facilement à la saignée (moins facilement qu’avec les services de l’église, mais ça restait accessible). Et donc, ils participaient dans une proportion non négligeable au massacre par la saignée.

 

Les apothicaires, épiciers, herboristes, charlatans et sorcières

 

Comme on l’a vu, l’église distribuait des remèdes plus ou moins gracieusement. Elle a dû être le fournisseur le plus important de médicaments aux populations jusqu’à la révolution française. Donc, à l’instar de la saignée, le peuple était très bien approvisionné en produits pharmaceutiques. Et l’église a contribué au massacre médical par ce biais-là également.

Mais à côté de ça, il y avait tout un tas de marchands vendant des médicaments : apothicaires, épiciers, herboristes, charlatans et sorcières. Donc, ça permettait de toucher une part encore plus importante de la population. Cette dernière n’était pas du tout coupée de tout apport pharmaceutique. Elle était au contraire très bien approvisionnée.

Les charlatans (en fait, de simples marchands ambulants), si décriés, permettaient également d’apporter les remèdes dans les coins les plus reculés. Donc, même des gens se trouvant dans des endroits assez isolés pouvaient se procurer des plantes médicinales ou d’autres remèdes. Bien sûr, dans le lot, il devait y avoir beaucoup de « charlatans » au sens moderne du terme, mais il devait y avoir des marchands ambulants honnêtes, qui vendaient des médicaments connus et préparés dans les règles de l’art.

 

L’automédication

 

Il y avait probablement beaucoup d’automédication aussi concernant les plantes. Plus de 90 % des gens vivaient au contact de la nature et devaient avoir quelques connaissances à ce sujet. Les remèdes de grand-mère devaient déjà exister. Et puis, peut-être que les prêtres leur avaient transmis une petite partie de leur savoir.

Cette automédication par les plantes ne devait pas aboutir à des décès. Mais ça pouvait entrainer des problèmes de santé qui pouvaient les pousser à entrer en contact avec la médecine officielle. Et là, ils risquaient de mourir à cause des traitements tueurs de l’époque.

 

En résumé, la plupart des gens avaient accès aux soins. Donc, dans l’ancien temps, la médecine avait une très large part de responsabilité dans la mortalité. L’espérance de vie est restée basse pendant des centaines d’années en grande partie à cause de la médecine.

 

5) Les soins et l’espérance de vie dans le reste du monde

 

Donc, depuis la Grèce antique jusque vers les années 1870, on utilisait principalement la saignée, la purge médicamenteuse et les opiacés pour soigner les gens en Europe.

Mais on parle ici de l’Europe et de l’Amérique post-colonisation. Se pose la question de savoir ce qui se passait pour le reste du monde.

 

Les pays où on utilisait la saignée

Il semble que la saignée était également utilisée en Russie et au Moyen-Orient. Et probablement la purge et les opiacés.

En Inde, il semble aussi que la saignée était connu depuis des temps immémoriaux (on parle de 3000 avant JC) et que c’était très utilisé.

 

Les pays où on n’utilisait pas la saignée

En Chine par contre, il semble que ça n’était pas utilisé. On utilisait peut-être un peu la saignée par les sangsues, mais sans plus.

Et ça ne devait pas être utilisé dans le continent américain précolombien, en Afrique ou en Australie.

Alors, bien sûr, on peut penser que l’espérance de vie n’était pas énorme non plus dans ces pays.

Mais déjà, dans ces endroits aussi, le taux de mortalité infantile masquait des avortements cachés ou des assassinats d’enfants qui n’étaient pas désirés par leurs parents (voir l’article traitant de ce sujet). Donc, pour avoir des chiffres pertinents sur l’espérance de vie, il faudrait prendre l’espérance de vie des gens ayant dépassé 5 ans.

Et puis, dans tous ces pays, il y avait utilisation des plantes pour se soigner (sauf dans la zone arctique, et encore, pas complètement). Et ça, ça change tout. Parce que la médecine par les plantes pouvaient provoquer elle aussi de très nombreux morts. D’autant plus que l’utilisation de plantes de type anti-inflammatoire pousse à l’utilisation de plantes de type opiacé, du coup, la consommation se renforce de plus en plus et conduit à une diminution importante de l’espérance de vie.

Et puis, dans les pays tropicaux, la chaleur abaisse l’espérance de vie.

En premier lieu, parce que la chaleur entraine de la constipation, comme on l’a vu dans l’article sur les maladies diarrhéiques. Evidemment, ça conduit à la prise de substances et de nourritures laxatives (plats épicés). Or, ceux-ci augmentent le stress, ce qui conduit à l’utilisation de plantes ayant des effets de type opiacés (pour se calmer). Et ces dernières diminuent l’espérance de vie ; encore plus dans les pays chauds, à cause de l’hypotension que provoque aussi la chaleur. Et l’utilisation conjointe des deux types de plantes diminue encore plus l’espérance de vie.

En deuxième lieu, par l’effet direct de la chaleur. En effet, avec l’âge, le corps contient moins d’eau. Du coup, les problèmes de santé conduisant à de la transpiration ou des diarrhées peuvent être fatals.

Cela dit, on n’a aucune donnée sur l’espérance de vie dans ces pays-là avant l’arrivée des Européens. Et sans données en quantités suffisantes sur ce sujet, on est réduit aux conjectures. Et même pour les traitements, il y a probablement plein de détails qu’on ignore et qui nous éclaireraient sur les causes des morts dans ces régions.

 

6) Nouveau calcul des causes de mortalité

 

Dans mon précédent article sur le sujet, j’avais donc dis que l’espérance de vie aurait dû être de 60 ans dans les temps anciens. Et si elle ne l’était pas, c’est que la médecine retirait 15 ans et les avortements cachés ou infanticides néonataux 15 ans. On arrivait donc aux 30 ans d’espérance de vie qu’on retrouve dans la littérature officielle.

J’estimais ensuite que par rapport aux 30 ans d’espérance de vie des temps anciens, on avait gagné 15 ans grâce à la baisse des infanticides, que la médecine n’avait rien fait changer à ce niveau-là, puisque elle retirait toujours 15 ans d’espérance de vie, et que l’amélioration des conditions de vie avait entrainé une augmentation d’espérance de vie de 35 ans. Donc, on vit jusqu’à 80 ans grâce à la baisse de la mortalité infantile et à l’amélioration des  conditions de vie. Mais sans la médecine, on vivrait jusqu’à 95 ans.

Avec les nouvelles données et réflexions je pense qu’en fait, la médecine retirait beaucoup plus d’années que ça. Donc, ça modifie de façon significative l’estimation précédente.

On peut penser que la médecine retirait 30 ans de vie dans les temps anciens, au lieu des 15 ans de l’estimation précédente. En fait, la médecine faisait perdre encore plus que ça, puisqu’on peut lui attribuer peut-être un tiers de la mortalité néo-natale de l’époque (en réalité, je pense plutôt à 20 %. Mais avec 30 %, ça va donner des chiffres plus ronds, plus faciles à suivre). Ce qui veut dire que concernant les morts néonatales, les infanticides auraient retiré 10 ans d’espérance de vie, et la médecine 5 ans. Au total, la médecine aurait donc pris 35 ans d’espérance de vie (soit plus du double de ma précédente estimation).

Donc, on peut penser qu’en fait, sans la médecine, on aurait pu vivre jusqu’à 75 ans (on peut faire une hypothèse plus conservatrice de 70 ans, mais je suis parti plutôt sur 75). Posons donc le problème. Il y avait une espérance de vie constatée de 30 ans à l’époque. 45 ans (75 -30) était donc prélevés par rapport à mon hypothèse d’une espérance de vie de 75 ans. Sur ces 45 ans, 10 ans viennent des infanticides, et 35 ans viennent de la médecine. Sans la médecine, on aurait pu vivre jusqu’à 65 ans, et sans les infanticides, on aurait pu vivre jusqu’à 75 ans.

Actuellement, on pourrait vivre jusqu’à 95 ans, sans la médecine. Ce qui veut dire que les conditions de vie ont fait gagner 20 ans de vie au lieu des 35 de ma précédente estimation. On a gagné 10 ans de vie grâce à la baisse de la mortalité néonatale liée aux infanticides. Et on a gagné 20 ans de vie grâce au fait que la médecine est moins létale (pas 35 parce qu’il y a encore 15 ans de vie qui sont prélevés par la médecine moderne).

Voici un tableau, qui devrait rendre la situation plus facile à comprendre

 

 

On arrive donc à des chiffres qui semblent mieux correspondre à ce à quoi on pouvait s’attendre. Que les conditions de vie aient permis une amélioration de l’espérance de vie de 20 ans au lieu de 35 me semble plus correct. Les conditions de vie, même si elles n’étaient pas excellentes, n’étaient quand même pas si horribles. D’autant plus que les conditions de vie modernes contiennent de nombreuses causes de morts prématurées qu’il n’y avait pas avant (accidents de voiture, domestiques, crises cardiaques et autres types de morts causées par le tabac, l’alcool, etc…). Donc, 35 ans, ça me semblait quand même beaucoup.

Au final, la médecine diminuait d’une façon énorme l’espérance de vie dans les temps anciens. C’était la raison majeure du problème. Sans elle, les gens auraient vécu jusqu’à 65 ans. Et si les conditions de vie ont joué fortement dans l’amélioration de l’espérance de vie, la baisse de la létalité de la médecine a eu un rôle tout aussi important.

 

 

Conclusion :

 

La médecine avait donc un impact très important sur l’espérance de vie dans les temps anciens. C’est ça qui change fortement la donne par rapport à mon précédent article sur le sujet. La médecine était non seulement très létale, mais en plus très répandue. Forcément, c’était le massacre.

Je pensais que l’espérance de vie aurait dû être de 60 ans dans mon précédent article. Mais, puisque la médecine était plus létale et plus répandue que ce que je pensais, les gens auraient en fait pu vivre au moins jusqu’à 70 ans, et très probablement même jusqu’à 75 ans.

Au final, on peut donc penser que sur une base hypothétique de 75 ans d’espérance de vie dans les temps anciens, les infanticides ponctionnaient 10 ans de vie et la médecine 35 ans. Ce qui aboutissait à une espérance de vie de seulement 30 ans. Entretemps, les conditions de vie ont dû permettre de gagner 20 ans supplémentaires, la diminution partielle de la létalité de la médecine 20 ans, et la fin des infanticides 10 ans. Du coup, par rapport à la base de 30 ans d’il y a trois siècles, on arrive à une espérance de vie de 80 ans. Mais en fait, la médecine continue à prélever 15 ans de vie. Donc on pourrait vivre jusqu’à 95 ans si la médecine ne nous tuait pas autant.

On pourrait peut-être augmenter un peu la part de la médecine dans la mortalité. Mais bon, je n’ai pas voulu trop charger la barque.

Donc, contrairement à ce qu’on a tendance à croire dans les milieux de la médecine dissidente, l’amélioration des conditions de vie n’a pas été le facteur le plus important. Elle se partage ce rôle avec la diminution partielle de la dangerosité de la médecine, et dans une moindre mesure avec la disparition des infanticides.

Et c’est pour ça que la médecine moderne se fait discrète sur la saignée et les autres traitements tueurs de l’époque, et qu’elle essaye de faire croire qu’ils ont été abandonnés à la fin du 18ème siècle (ça lui permet d’avoir un blanc d’un siècle où la saignée ne peut plus servir à expliquer la mortalité, ce qui lui permet d’insinuer que c’est forcément les maladies qui tuaient et pas la médecine). Si les gens prenaient conscience que les traitements de l’époque étaient extrêmement dangereux, et qu’ils ont été utilisés jusque vers 1870, alors, ils comprendraient que l’amélioration de l’espérance de vie tient en grande partie au fait que la médecine est simplement devenue moins létale. Elle n’a pas fait des progrès immenses à partir d’une situation où il n’y avait rien, elle est partie d’une situation où c’est elle qui provoquait l’apocalypse pour arriver à une situation où elle la provoque moins. Ce qui n’est absolument pas glorieux. Donc, aucun médecin faisant des recherches historiques ne va aller chercher de ce côté-là, parce qu’ils ont tous bien conscience que ça serait très mal apprécié par l’ensemble de la communauté médicale (pairs, autorité en place, etc…) et que ça pourrait être mauvais pour leur carrière.

Cela dit, c’est quand même bien que la médecine soit devenue moins létale. Mais bon, ça n’était pas difficile à obtenir. Et puis, elle n’est pas exactement moins létale. Elle l’est autant. Mais elle tue plus tard. Si on tue tout le monde à 85 ans au lieu de 30, on continue à tuer tout le monde, mais simplement, on le fait plus tard. On vit plus longtemps, et ça, c’est très appréciable. Mais au final, on finit quand même par se faire tuer la médecine. Et on perd quand même 15 ans de vie par rapport à ce qu’on devrait avoir obtenir sinon. Donc, globalement, la médecine continue à ne pas nous sauver, mais à nous tuer.

 

PS : évidemment, il reste des interrogations sur ce qui pouvait se passer dans les pays pour lesquels on n’a pas de données sur la mortalité et la médecine qui y était pratiquée.

 

 

Annexe :

 

Les supposées interdictions de la chirurgie et de la médecine entre 1130 et 1287

 

Dans cette annexe, on va donc analyser les soi-disantes interdictions papales pour les religieux de pratiquer la chirurgie et la médecine qui auraient été proférées aux 12ème et 13ème siècles.

Ce qui complique l’analyse, c’est que les historiens du 18ème et du 19ème siècle ont eu tendance à vouloir noircir l’image de l’église catholique et du moyen-âge. Ceci parce qu’on était à une période de lutte contre l’influence ecclésiastique. Ils ont donc présenté certaines données de façon biaisée afin de les faire cadrer avec leurs a priori négatifs sur cette époque ou sur l’église catholique. Et pour le sujet qui nous concerne, les lois concernant les religieux et la médecine ont été interprétées un peu n’importe comment, afin de faire passer l’église pour obscurantiste. Donc, souvent, ce qui est dit sur les différents conciles et lois passées par les papes du 12ème et 13ème siècle est faux ou incomplet. On cherche à faire croire que l’église à fait interdire entièrement l’étude de la médecine ou de la chirurgie à tous les religieux, alors qu’après analyse c’est faux. Et ces erreurs se retrouvent encore maintenant sur les divers sites Internet ou les livres qui traitent du sujet.

L’autre chose qui complique l’analyse, est qu’on n’a généralement pas accès aux articles de lois évoqués. La plupart des documents sont en fait de deuxième ou de troisième main, voire pire. Il est donc difficile de se faire une idée exacte de ce qui a réellement été écrit à l’origine. On en est donc réduit aux conjectures.

 

Le premier concile à avoir entrainé ce genre de limitation est celui de Clermont, en 1130. En fait, on n’a aucune référence précise. Et les textes se contredisent. Certains parlent d’interdiction de la chirurgie, d’autres de la médecine ; certains de tous les religieux, d’autres de seulement certains d’entre eux. Certains parlent de la pratique professionnelle de la médecine (et donc du problème de l’enrichissement). Difficile de savoir de quoi il retournait vraiment. Mais on peut penser que ça ressemble à ce qui a été dit au concile de Reims de 1131.

 

Le deuxième concile est celui de Reims, en 1131. Selon un certain Louis Thomassin, l’apprentissage et l’exercice de la médecine auraient été interdits aux moines et aux chanoines réguliers (Traité du négoce et de l’usure, divisé en deux parties, 1697, page 180). Et lui dit que, l’esprit du texte impliquait tous les religieux. Mais dans « Histoire de l’Université de Paris : depuis son origine jusqu’en l’année 1600, Volume 7 », par Jean Baptiste Louis Crevier, 1761, page 415, il est dit qu’en fait, c’est la profession de médecin qui a été interdite (et celle de juriste). Donc, quelque chose de très différent. En fait, ce qui transparait ici, c’est qu’on a interdit aux moines et chanoines réguliers le fait de tirer un profit financier de l’exercice de la médecine. Il ne s’agit très probablement pas d’une interdiction stricte de la pratique médicale. C’est une confusion qu’on va revoir par la suite. De même, le fait de voir les corps nus n’était pas permis. Mais l’essentiel de la médecine de l’époque n’impliquait pas du tout de voir les parties intime du corps. Les purges médicamenteuses n’avaient rien à voir avec ça. Et la plupart des saignées se faisaient au bras, au pied ou au cou.

 

Le troisième concile à avoir entrainé ce genre de limitation est le deuxième concile de Latran, en 1139. C’est dit dans le 9ème canon du concile, d’après ce qu’on peut lire ici. Cela dit, il ne s’agit apparemment que d’une interprétation, pas du texte original. Il est écrit :

« Le 9e fait défense aux chanoines réguliers et aux moines d’apprendre le droit civil et la médecine pour gagner du bien dans cet exercice, suivant même la défense des lois civiles ; et il veut qu’on excommunie les évêques, les abbés et les prieurs qui donnent permission à leurs inférieurs d’exercer ces fonctions.« 

Donc, pour les chanoines et les moines, l’interdiction vise l’enrichissement, mais pas du tout l’exercice gratuit de la médecine. Et peut-être même pas son exercice rémunéré. Peut-être que tant qu’il n’y avait pas enrichissement personnel exagéré, la rémunération était tolérée. Et puis, rien ne dit que si le chanoine ou le moine connaissait déjà la médecine, il ne pouvait pas la pratiquer. Pour les inférieurs des évêques, des abbés et des prieurs, l’interdiction a l’air moins liée à l’enrichissement. Mais, déjà, on ne sait pas exactement de quelles catégories de religieux il s’agit. Et puis, comme dit plus haut, le texte semble n’être qu’une interprétation de l’article originel. Et enfin, il semble bizarre qu’au début, l’interdiction se concentre sur le seul enrichissement, et qu’ensuite, on passe à une interdiction pure et simple pour certains niveaux hiérarchiques inférieurs. Et ça, sans aucune justification particulière. La seule raison avancée dans ce texte concerne l’enrichissement. En dehors de ça, il n’y a rien. Donc, il est très probable que pour les inférieurs également, l’interdiction visait seulement l’enrichissement.

 

Le quatrième concile à avoir imposé des limitations est celui de Tours, en 1163. On lit dans beaucoup de documents que les religieux se sont vu interdire la pratique de la chirurgie. Mais en fait, dans le livre « Revue encyclopédique, ou analyse raisonnée des productions les plus remarquables dans la politique, les sciences, l’industrie et les beaux-arts : recueil mensuel, Volume 27 » ; publié par le Bureau de la Revue Encyclopédique, en 1825, page 193 on a un autre son de cloche.

En fait, ce que le concile a dit, c’est que, les religieux déjà établis n’avaient pas le droit de quitter leur monastère ou chapitre pour aller étudier ou enseigner la médecine ou les lois. Si c’est bien le cas, ça n’a rien à voir avec le fait de pratiquer la chirurgie, mais seulement de quitter son office pour aller étudier ou enseigner dans un autre domaine. Ce qui peut se comprendre. Si on nomme quelqu’un dans une fonction, ce n’est pas pour qu’il s’amuse à aller faire autre chose ailleurs. Donc, on leur a interdit d’apprendre ou d’enseigner la médecine une fois qu’ils étaient en fonction. Mais avant, ils avaient le droit de l’apprendre. Et lorsqu’ils étaient en fonction, ils avaient le droit de l’exercer sur le lieu de leur fonction. Et ils avaient probablement également le droit de l’apprendre et de l’enseigner sur place.

Mais évidemment, comme là encore, il ne s’agit que de documents de deuxième ou troisième main. On n’a pas le texte initial. Donc, on ne sait en réalité par vraiment ce qui a été dit lors de ce concile.

 

Le cinquième concile est celui de Montpellier en 1195. Selon Jean Joseph Vaissete et Claude de Vic dans leur « Histoire générale du Languedoc, avec des notes et les pièces justificatives…« , datant de 1737, page 101, on aurait à nouveau interdit le droit de professer la médecine et le droit. Mais il n’y a que ce document qui en parle. Et ses sources sont au moins de deuxième ou troisième main. Donc, impossible de savoir de quoi il retourne vraiment ici.

 

Le sixième concile ayant conduit à une limitation de la pratique médicale des religieux est le quatrième concile de Latran, réuni en 1215 par Innocent III. Le texte exact étant (18ème article ou canon du concile) :

« Un sous-diacre, diacre ou prêtre ne peut pas pratiquer l’art de la chirurgie, qui implique de cautériser ou de faire des incisions. »

Ici, la chirurgie est clairement nommée (c’est d’ailleurs la seule fois où c’est le cas et où on a en même temps une référence au texte initial). Mais il ne s’agit que de la chirurgie, et probablement uniquement d’une partie de la chirurgie. Et elle est interdite seulement à certains membres du clergé.

Cela dit, ce morceau de texte est bizarre. Parce qu’il se trouve dans un canon intitulé « de iudicio sanguinis et duelli clericis interdicto », ce qu’on peut traduire approximativement par « interdictions aux clercs concernant la justice impliquant de faire couler le sang, et les duels ». Et effectivement, ce canon parle par ailleurs de peines de justice impliquant le versement de sang, de duels et de guerre. Donc, que vient faire une interdiction concernant la médecine dans un canon concernant la justice, la guerre et les duels ? Ça semble très bizarre. C’est comme un cheveu sur la soupe. Normalement, on devrait trouver ça dans un canon concernant la médecine.

Alors, ce qui est possible, c’est qu’en fait, ce qui est interdit, c’est une chirurgie violente, en fait de la torture (suite à une décision de justice). Ou alors, peut-être de la chirurgie réparatrice après torture. Mais comme ça impliquerait de participer d’une certaine façon à la torture, ça serait interdit.

Donc, ça n’aurait rien à voir avec une interdiction de la chirurgie. Mais comme les historiens du 18ème et du 19ème siècle voulaient présenter le catholicisme comme une religion obscurantiste et le moyen-âge comme une période de recul de la civilisation, ils ont interprété un peu de travers afin que ça aille dans le sens de leurs aprioris.

Or, comme c’est la seule interdiction dont on a le texte initial en latin et qui parle effectivement de chirurgie, toute la théorie concernant l’interdiction de la chirurgie par l’église s’effondre (jusque à présentation des textes originels des autres conciles bien sûr).

 

Le pape Honorius III (1216-1227) a également édicté une bulle traitant entre autres de médecine, en 1219 (la bulle super speculam). Là encore, certains auteurs disent qu’il aurait interdit l’apprentissage de la médecine et son exercice à certains religieux (archidiacres, doyens, prévôts, curés et autres dignitaires de personnats). Mais en fait, ici aussi c’est seulement le fait de quitter son ministère pour aller apprendre le droit ou la médecine ailleurs qui est condamné. C’est ce qu’on peut lire ici (page 397-398).

« Le 16 novembre 1219, il publiait la décrétale Super specula…

…Dans un autre chapitre, il confirmait, en les aggravant, les dispositions pénales promulguées par Alexandre III contre les moines qui quittaient leur couvent pour étudier le droit civil et la médecine, et en étendait l’application aux archidiacres, doyens, prévôts, curés et autres titulaires de personnats, c’est-à-dire aux dignitaires ayant juridiction et préséance et à tous les prêtres.« 

 

Un certain Ernest Wickersheimer, dans son livre « la médecine et les médecins en France à l’époque de la renaissance« , publié en 1906, dit que le pape Honorius IV (1285-1287) aurait interdit l’exercice de la médecine aux prêtres et aux moines.

« Or la médecine ne fut interdit aux prêtres et aux moines qu’à la fin du XIIIe siècle par le pape Honorius IV, alors que l’interdiction de pratiquer des opérations chirurgicales leur avait déjà été signifiées longtemps avant par un canon du quatrième concile de Latran.« 

Déjà, là encore, ça n’aurait été qu’aux prêtres et aux moines, donc pas à tous les ecclésiastiques.

Et sur le site de l’université Paris V, on trouve dans la partie sur le musée de la médecine (il n’y a pas de référence d’auteurs) :

« D’autre part, le médecin devait soigner hommes et femmes, se faire une clientèle et par là même pouvait être tenté de ne pas respecter les principes de chasteté et de pauvreté. C’est ainsi que le ministère du prêtre et l’exercice de médecine devront être dissociés par ordonnance du pape Honorius IV au XIIIe siècle.« 

Le problème, c’est que par ailleurs, on ne trouve pas trace de cette interdiction capitale. Une page Wikipédia en parle. Mais en fait, elle cite la page de l’université Paris V. Et il n’y a rien ailleurs en français. Et en anglais on ne trouve rien du tout concernant cette ordonnance.

Donc, peut-être qu’il y a eu quelque chose, mais quoi exactement ? On ne sait pas. C’est peut-être une invention pure et simple. Ou alors, il y a un fond de vérité, mais comme pour les autres cas, il ne s’agit pas vraiment d’une interdiction d’exercer la médecine. En l’état actuel des sources, difficile de savoir de quoi il retourne.

 

En résumé, on n’a quasiment pas de sources directes (à part une seule). Et en plus, elles se contredisent. Et plus ça concerne l’interdiction complète de la médecine aux religieux, et moins les sources sont nombreuses et semblent fiables. Et l’interprétation de la seule source directe, qui parle d’interdiction de la chirurgie à certaines catégories de religieux, est sujette à caution. Donc, la théorie officielle de l’interdiction de la médecine ou même de la chirurgie aux religieux ne repose pas sur grand-chose.

En fait, la multiplication des références à divers conciles, ainsi que les versions diverses, finissent par desservir les partisans de la théorie officielle. Parce qu’à force, ça devient illogique. Pourquoi en 1130 et 1131, on aurait interdit purement et simplement la médecine, puis, en 1139, on aurait interdit le simple aspect mercantile de la médecine ? Si la médecine a déjà été interdite, il y a juste à réitérer l’interdiction générale. Là, on fait une interdiction moins forte qu’avant. C’est absurde. Idem pour la chirurgie. La chirurgie étant comprise dans la médecine, si on a interdit la médecine, pas besoin d’interdire la chirurgie peu de temps après. Or, on interdit la médecine en 1130 et 1131, et ensuite, on interdirait la chirurgie en 1163. Et pourquoi interdire d’apprendre et d’enseigner la médecine en 1195, si la médecine a déjà été interdite aux religieux en 1130 et 1131 ? Ce qui, là encore, est une interdiction plus faible qu’avant.

Et en supposant qu’en 1130 et 1131, on n’ait interdit que la chirurgie, comme le disent certaines versions, pourquoi réitérer l’interdiction en 1163, puis en 1215 ? Si les autorités ecclésiastiques n’avaient pas réussi à empêcher cette pratique, comment ont-elles fait pour que 75 ans plus tard, elle le soit. Et par ailleurs, pourquoi limiter l’interdiction seulement à certaines catégories de religieux à chaque fois ? Si l’église désapprouvait la chirurgie, pourquoi ne pas l’interdire directement à tous les religieux ; et ensuite, réitérer l’interdiction globale ? Ça n’est pas cohérent.

Donc, tout ça est assez cousu de fils blancs. Et l’explication que j’ai donnée dans l’article est bien plus logique. De toute façon, on a vu dans l’article que les religieux continuaient à pratiquer la médecine, la chirurgie et la pharmacie. Ce qui prouve bien que la théorie officielle est fausse.

 

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